Marie-Haude
Mériguet
"Vivantes", roman
Marie-Haude Mériguet
Parution le 6 avril 2022
« Bonne Nouvelle » avait dit ma mère. Et avec ces deux mots elle changeait la trajectoire de mon été. Celle, même, de ma vie. Les brusques changements que j’opérai dans mes choix au retour de l’été 1996 avaient comme point de départ mon séjour à Maldena. Dans ces montagnes loin de chez nous. En Italie.
J’avais du mal à bien m’entendre avec ma mère, nos échanges se tendaient vite. Je m’agaçais. C’était tout ce qu’elle était, et plus encore ce qu’elle n’était pas. Et mes dix-neuf ans qui approchaient. Nous n’aurions pu dire ni l’une ni l’autre comment elle aurait dû s’y prendre pour que je lui en veuille moins. Je voulais quitter son contrôle, son âge, son époque, l’avenir qu’elle avait dessiné pour moi et que je ne distinguais pas. Ou peut-être en avais-je peur. Mais à cet âge-là je ne le comprenais pas encore. J’étais trop occupée à défouler sur elle mon impatience, elle était là, c’était facile. Pourtant, lorsque je la quittai à l’issue de cet été magnifique et terrible, je pleurai une semaine, le matin en me levant, le soir en me couchant, et fréquemment entre les deux.
Jusqu’alors, j’avais installé mon été dans la cadence sans contrainte des levers à la mi-journée suivis d’après-midi paresseux que j’occupais à lire ou à regarder la télévision. J’avais deux amies qui étaient l’essentiel de ma vie sociale, Clarence et Marine. Plusieurs soirs par semaine, elles me rejoignaient les bras chargés de confiseries et des cassettes vidéo qu’elles louaient à la boutique en bas de notre immeuble. Souvent elles restaient dormir sur des matelas que nous installions sur le sol de ma chambre, et jusque tard dans la nuit nous bavardions des garçons qui nous plaisaient, de l’été qui nous attendait, de la prochaine rentrée. Ensemble, nous avions traversé le lycée, ses premières fois, ses grandes échéances. Ses déceptions. Clarence rêvait d’intégrer une grande école de commerce, et de se marier avant ses vingt-cinq ans. Marine voulait devenir avocate.
Et moi je rêvais de grandir.
Je n’avais d’autre désir à cette époque que celui de m’extraire à ce foyer où j’étais née, pour découvrir qui je serais, loin de mon enfance. Je ne pensais à aucune carrière en particulier. Je n’avais pas, comme Clarence, l’impatience de devenir l’épouse de quelqu’un et la mère de ses enfants. Au contraire de Marine, je ne me connaissais aucune vocation. J’avais l’impression que ma vie mettait trop de temps à arriver. Je sentais en moi une femme adulte retenue par l’enfance que j’avais encore trop peur de quitter pour savoir m’en aller et découvrir d’autres pays. En attendant, j’avais suivi les conseils de mes parents et je m’étais inscrite à la fac. Puisque j’étais bonne élève il fallait que j’étudie, ainsi, m’assuraient-ils, « j’aurais le choix ». Je m’étais embarquée pour cinq années de sociologie et je venais d’en terminer la première. Les quatre années qui me séparaient du temps où j’exercerais enfin mon « choix » me semblaient interminables.
Ce jour-là, j’avais passé l’après-midi à lire sur le balcon de ma chambre. Nous vivions à Meudon. Paris était hors de ma vue, mais elle était assez proche pour que monte jusqu’à moi la musique sourde de sa perpétuelle effervescence. Ce bourdonnement avait bercé ma vie entière. J’avais grandi dans le cocon de ma banlieue feutrée, à proximité rassurante de tous les trésors de la capitale.
Juillet commençait à peine et il était impossible d’échapper à la chaleur, sauf sur mon balcon, où le courant d’air donnait une illusion de fraîcheur.
Les murs de ma chambre tremblèrent et la porte s’ouvrit sur ma mère, rouge et haletante.
" Bonne Nouvelle ! "
Elle me chercha du regard pendant que j’essayais de distinguer dans le contre-jour son empressement essoufflé. Ce « Bonne nouvelle » n’était pas le début d’une conversation, il en était la conclusion. Quelque chose s’était passé, une décision avait été prise, et « Bonne Nouvelle », voilà. Il devait y avoir un rapport avec moi car ma mère s’était ruée dans ma chambre tout de suite en rentrant. Elle tenait encore dans les crochets de ses doigts les sacs sur lesquels je devinais en grosses lettres bleues le nom du magasin de sport où elle venait de s’approvisionner pour les randonnées qui devaient occuper nos vacances prochaines au Pays basque.
Je ne bougeai pas de ma chilienne et glissai un index dans mon livre entre deux pages au hasard, car je m’étais endormie et j’avais perdu le chapitre que j’étais en train de lire.
Bonne nouvelle.
C’était assez pour m’inquiéter. Ma mère avait tendance à décréter des « bonnes nouvelles » qu’elle était la seule à trouver bonnes. Avec mon père nous avions appris à nous en méfier. Qu’il s’agisse de petits rien ou de grandes choses, n’importe quoi pouvait tout à coup être annoncé comme la bonne nouvelle du moment.
Un jour elle préparait une brandade et c’était une « bonne nouvelle » alors que je détestais la morue. Le suivant elle déclarait que nous irions camper et l’affaire s’était soldée par une semaine pluvieuse passée à nous dépêtrer dans la boue d’un camping isolé de l’Indre, sous l’abri discutable du matériel usé que nous avait prêté ma tante Muriel.
Elle était encore dans l’encadrement de ma porte. Elle posa ses sacs et s’agrippa les hanches. Elle prit une longue inspiration en me fixant. Son regard dégageait une énergie bouillonnante, ça respirait le piège. J’attendis. Il était inutile de parler. Mon silence aurait vite raison de son impatience, et elle s’en saisirait comme s’il était une invitation à livrer les détails de sa « bonne nouvelle ».
Je me préparai à lui en vouloir.
" Devine qui passe l’été en Italie ? Toi !"
Il n’était pas aisé de jouer aux devinettes avec ma mère : elle donnait les réponses avec les questions. Si elle le faisait, c’était par esprit pratique avant tout. Puisqu’elle avait la réponse, autant nous épargner la perte de temps d’y réfléchir.
Elle continua à éplucher son énigme avec une joie qui me brusquait. Ma sieste continuait d’engluer mon esprit et me concentrer sur ce qu’elle était en train de dire me demandait un effort.
" Babysitting, retour fin août, départ dans cinq jours."
En parlant elle avait compté sur ses doigts. Un, deux, trois. Ma mère était professeure de mathématiques. Elle aimait la concision, la clarté et les calculs corrects. Dans les mots qu’elle venait de prononcer j’entendais ce qu’elle chérissait par-dessus tout : une équation qui tombait juste.
Je l’observai. Brigitte Mucel, quarantenaire beige et sobre, la même coupe au bol depuis 1970, jamais de bijoux à part l’alliance qu’elle portait depuis l’été 1976. Je pris le temps de détailler le t-shirt beige déformé par la chaleur, le pantalon kaki qui lui coupait le mollet en deux, sa frange marron-gris collée à la sueur de son front.
Pour la comprendre il fallait penser comme elle.
Un : baby-sitting.
Plus deux : retour fin août.
Auquel j’additionne : départ dans cinq jours.
Égal : devine qui part en Italie, toi.
Donc, moi.
La brise qui entrait dans ma chambre par la fenêtre ouverte attrapa la nouvelle et l’enroula dans ses tourbillons invisibles pour la porter jusqu’à moi. Mon bras était resté plié au-dessus de ma tête pendant que je dormais et le sang qui reprenait sa circulation picotait sous ma peau comme les milliers de gouttes d’une pluie glacée. L’Italie, babysitting, cinq jours, fin août. Je ne pouvais pas lui dire d’y aller doucement pour me laisser me réveiller car ma mère nourrissait une aversion profonde à l’égard des siestes et des gens qui s’y abandonnaient. Elle aurait été fâchée d’apprendre que je venais d’en faire une, il aurait fallu écouter ses reproches, que viendraient renforcer ses théories sur la gestion de la fatigue et la concentration. Dormir, selon elle, mettait le cerveau au repos, on n’en revenait pas si facilement. Il y avait un temps pour dormir — la nuit — et un temps pour faire les choses. Dormir en pleine journée, c’était oublier de vivre et ce n’était pas fonctionnel. Ma mère aimait que tout fonctionne, tout le temps. Réserver le sommeil à la nuit et l’éviter en journée était une autre de ses équations justes.
Depuis qu’elle avait dit « Italie » je l’écoutais mieux.
C’était rapide et inattendu, elle en était consciente. Cinq jours seulement pour me préparer à partir un été tout entier. Mais voilà, ça s’était trouvé comme ça. Elle me dirait tout plus tard, et en attendant elle vint à l’essentiel. « Deux jeunes garçons, leur nounou les a lâchés, j’ai tout de suite pensé à toi ». Le calcul se clarifiait à mesure qu’elle y ajoutait des composants.
" Nicolette ? s’interrompit ma mère dans son monologue. Je sais ma chérie, c’est soudain, mais depuis le temps que tu rêves de l’Italie…"
L’affaire était faite. Elle avait dit oui pour moi, je détestais qu’elle fasse ça. Mais… l’Italie ! Déjà je pouvais entendre la musique ensoleillée des conversations aux terrasses. Mes épaules brûlaient au soleil de midi, les fumets chauds de pâte chaude et de fromage fondu s’élevaient des pizzas et me chatouillaient les narines. Le chant des cigales me grinçait aux oreilles, les pins pointaient vers un ciel azur et l’acidité ronde des olives m’explosait en bouche.
L’Italie. D’un coup j’étais réveillée. Je guettais encore le piège mais il ne venait pas. Ma mère m’avait dégoté un séjour de deux mois en Italie, pour m’occuper des deux garçons d’une riche famille franco-italienne. Elle avait appuyé sur le mot riche, qu’elle avait fait suivre d’un silence, pour l’accentuer encore. Ces gens vivaient à Bordeaux, dans les beaux quartiers. Nouveau silence. La mère était italienne, elle venait d’une « grande famille de Milan ». Silence.
« C’est mon collègue Armand, tu sais, le prof d’Histoire Géo, tu te souviens ? ».
Ma mère invitait régulièrement ses collègues à la maison pour des dîners trop longs qu’ils finissaient ivres, à bafouer ma tranquillité de leurs blagues graveleuses et de leurs gros rires. Je me souvenais bien d’Armand. Je l’aimais bien, il n’était pas le plus ridicule. Sa perpétuelle odeur de transpiration et son penchant pour les vestes en tweed à empiècements n’étaient pas à mon goût, mais il parlait avec passion de sa période préférée, le Moyen Âge et j’aimais bien l’écouter. De nos conversations, j’avais retenu que l’économie de marché dont nous avions hérité était née à cette époque et bien d’autres choses que j’avais trouvées passionnantes sur le moment mais que j’avais oubliées depuis. Armand parlait beaucoup.
Ma mère avait croisé Armand en faisant ses courses. Elle commença à se perdre dans une série de précisions. Le rayon, l’heure et la situation exacte où ils s’étaient trouvés, entre les lampes de campings et les chaussures de marche. Je la pressai de me raconter la suite. « Eh bien c’est son frère, Rémi Gaudet. Je savais bien qu’il était marié à cette italienne riche. » Ça s’était trouvé à merveille, ce devait être « un signe des étoiles ». Ici, elle rit. C’était une blague, évidemment, car ma mère était une pure cartésienne et les seuls signes en lesquels elle croyait étaient ceux des écritures mathématiques. « Ils ont été échaudés par le départ de leur Au pair », et un autre temps d’arrêt suivit ces deux mots afin que j’en goûte l’élégance. Des snobs, conclus-je pour moi-même.
« Ils ont besoin d’une jeune femme responsable, qui sait s’occuper des enfants… Et ! hurla ma mère au bord de l’explosion, qui parle italien ! »
Elle s’écria « C’est toi, Nicolette ! » et ajouta : « Alors je lui ai dit bouge pas j’ai ce qu’il te faut à la maison, hahaha ». Elle exultait.
On aurait dit qu’elle venait de gagner au loto. En quelque sorte, c’était le cas. Ma mère avait l’oisiveté, ou ce qu’elle considérait comme tel, en horreur. Et ses critères étant plus serrés que chez d’autres, elle voyait de la paresse en tout. Dès qu’on se reposait, dès qu’on prenait son temps, et par-dessus tout dès lors que l’on n’avait aucun plan, aucun programme, elle en déduisait au laisser-aller. N’avoir rien à faire, c’était mal vivre, c’était échouer, pour elle, c’était dramatique. Elle avait un besoin viscéral de savoir de quoi elle remplirait son temps, même les samedis, les dimanches, tout le temps. Loin de laisser le vide d’un été la séduire, elle le garnissait de cours de soutien, de séjours chez ses amis, de visites à sa famille, et elle occupait l’espace restant à préparer sa rentrée ou à visiter chaque musée de Paris, pour la centième fois s’il le fallait, du moment qu’elle avait de quoi garnir son temps libre.
J’avais un « programme » pour les deux mois à venir. Il consistait en grande partie à ne rien faire, c’était la raison pour laquelle j’évitais d’en parler avec elle. J’avais passé mes partiels et je ne retournerais pas à l’université avant la fin du mois de septembre. Monsieur Saydou, le père de Clarence, avait promis de glisser un mot en ma faveur à son travail, une grande agence de publicité parisienne dans laquelle il occupait un poste de directeur de quelque chose. Un mois de photocopies et d’envois de fax, qui devait se transformer en un contrat de quelques heures par semaines, toute l’année, une fois que j’aurais repris les cours. En attendant, je ne désirais rien d’autre qu’un enchaînement de journées comme celle que je venais de passer : me lever tard, lire énormément, passer du temps avec mes amies.
Et soudain, je partais en Italie.
Ma mère avait accepté pour moi ce qu’elle avait tant espéré : une occupation. Pour une fois, j’y gagnais.
Cette nouvelle n’était pas bonne, elle était stupéfiante. J’avais commencé à apprendre l’italien en deuxième langue parce que sa musique me plaisait. Depuis, j’avais développé une fascination pour ce pays, si proche et déjà si exotique à mes yeux. C’étaient d’autres paysages plus verts, plus vastes, des vignes et des oliviers, des villes de pierres jaunes, rosées, et anciennes. Dans l’Italie que j’imaginais, les gens semblaient chanter lorsqu’ils parlaient, c’étaient des Latins décontractés, et partout régnait une atmosphère de vacances et de cinéma des années cinquante. Mes parents m’avaient emmenée à Rome pour un long week-end, au printemps de mes quinze ans. Les ruines côtoyaient la ville d’aujourd’hui, bordélique et solaire. Les romains étaient souriants, accueillants, bruyants, différents. Au fond d’étroites rues pavées, dans de minuscules restaurants sans décoration, j’avais dévoré les meilleures pizzas, les melons les plus sucrés, les poivrons les plus fruités. L’Italie avait ressemblé aux rêves que je m’en étais fait. Y retourner était une obsession. Et dans cinq jours, je partais.
C’était brusque et c’était génial. J’avais peur et j’avais envie de sauter en riant. Je ne savais plus que faire de ma carcasse en short et maillot de bain qui dans cinq jours partait en Italie. Alors je restai clouée à ma chaise longue, rivant sur ma mère un sourire incrédule. Pour une fois, nous étions d’accord elle et moi. Cette histoire était un miracle à tout point de vue.
**
À son retour, mon père n’eut droit qu’à une minute de calme avant l’assaut de ma mère, pressée de lui annoncer mon départ. Bernard Mucel, un mètre quatre-vingt de flegme à toute épreuve, opta pour ravaler toute question immédiate derrière ses grosses lunettes marron. Lorsque ma mère eut fini de lui résumer sa « bonne nouvelle », il eut le réflexe de me chercher du regard comme si j’étais déjà partie. Mon père n’aimait pas que je m’éloigne. J’étais fille unique. Enfant, j’avais beaucoup souhaité la compagnie d’une petite sœur, et même d’un frère. Je n’aimais pas les garçons, mais tant pis, j’en aurais accepté un dans mon cercle si tel avait été le prix pour ne pas rester seule. Mais nous n’avions même pas eu de chien. Aucune autre présence pour diviser dans le cœur de mes parents l’attention qu’ils me portaient. Mon père me voyait grandir avec un mélange de fierté et de nostalgie. Le tout se mélangeait dans ses regards et je n’arrivais pas toujours à comprendre ce que j’y lisais. Depuis que j’avais eu dix-huit ans il comptait mes dernières fois, comme si j’étais mourante. Deux mois après mon anniversaire je lui avais demandé de m’accompagner pour mon ablation des dents de sagesse. Il avait accepté en ajoutant dans une moue triste que ce serait sans doute la dernière fois que j’aurais besoin de lui pour aller chez le médecin. Le soir de mon anniversaire, nous étions au restaurant tous les trois, et en levant son verre à ma santé mon père avait déclaré : « À notre Nicolette ! C’est sûrement la dernière fois que tu as envie de dîner avec ton papa et ta maman le soir de ton anniversaire ». Et quand ma mère avait annoncé que nous passerions dix jours au Pays basque cet été-là, il s’était tourné vers moi et avait commenté : « Ce sera peut-être la dernière fois que tu viens en vacances avec nous ». À chaque fois je sentais mon cœur se pincer d’un mélange de regret et d’espoir.
Ce départ en Italie, je le savais, le bousculait.
Au dîner, ma mère raconta encore comment elle était tombée nez à nez avec son collègue. Armand Gaudet, professeur d’Histoire Géographie à Boulogne Billancourt, avait un frère ingénieur viticole qui vivait à Bordeaux. Rémi Gaudet, marié à une Italienne prénommée Mariangela et issue d’une grande famille de Milan. En Italie, où ils passaient leurs étés, ces gens possédaient une maison qu’Armand avait décrite comme « somptueuse ». C’était un véritable petit palais au creux des montagnes, au Nord, et quelle chance j’avais, vraiment !
Les Gaudet avaient même des « gens de maison ». Ma mère répéta ces mots en haussant les sourcils à mon intention.
— Ils ont deux petits garçons, avait-elle continué. Normalement ils ont une au pair. Mais ils sont en rade, redit-elle pour mon père. Celle qu’ils avaient leur a filé entre les doigts…
Ma mère croisa mon regard et s’interrompit. J’ignore ce qu’elle vit sur mon visage, je ne me souviens que de ma déception. Elle avait parlé des montagnes du nord. Mes rêves d’oliviers et de cigales venaient d’être pulvérisés par une vision de randonneurs en costumes tyroliens.
« Mais qu’est-ce qui se passe ma chérie ? » me lança-t-elle. Je dus trier les pensées qui me vinrent. Il y avait des protestations, de la complainte et, évidemment, du reproche. Je n’osais rien dire de tout ça. Cette histoire de séjour en Italie l’avait mise d’excellente humeur.
— Ne t’inquiète pas ma chérie, poursuivit-elle puisque je ne répondais pas. Les petits ont dans les dix ans. Ce sont de grands petits, si on veut.
— Mais… Et c’est tout ? Intervint mon père. Tu ne connais pas ces gens.
Ce n’était pas une question, pas davantage une remontrance. Il n’était pas aisé de faire des reproches à mère car souvent, on le regrettait. Elle pouvait se montrer susceptible.
— Hé bien si, nous nous sommes parlé tout de même avec…
Et elle ne retrouvait déjà plus le prénom de la mère de famille chez qui elle avait accepté de m’envoyer pour l’été et à qui elle avait téléphoné juste après m’avoir annoncé sa bonne nouvelle. Pour contrebalancer cette lacune, elle précisa tous les détails de mon voyage, répéta que je partais dans cinq jours, et que les Gaudet me donneraient deux cents francs chaque semaine, en plus du gîte et du couvert. « Enfin, il faudra compter en Lires, mais Nicolette verra tout ça sur place ».
J’avais envie de lui rappeler que la mère s’appelait Mariangela, mais un début de regret faisait grossir une boule dans ma gorge et me coupait l’envie de parler. Je trouvais dommage de garder cette rancœur pour moi. « Les montagnes, c’est gris et paumé », dis-je en enfournant une bouchée de salade de tomates.
Du coin de l’œil je vis mon père hausser les épaules et je n’osai pas lui demander si c’était parce qu’il pensait la même chose que moi. Ma mère coupa de cet argument qu’elle chérissait plus que tout autre : « De toute manière sans ça tu n’avais aucun programme pour t’occuper cet été, et c’est toujours mieux d’aller découvrir l’Italie que de faire des photocopies chez le père de Clarence ». Comme plus personne ne parlait, elle ajouta : « Je lui ai dit que tu avais un don pour les enfants. Et ton italien est très bon. Chérie, tu adores l’Italie ! Je crois que je mérite un merci. »
Je ne dis rien. Elle avait raison.
Ça restait l’Italie, et ce départ avait un goût de « maintenant ou jamais ». Partir deux mois, même si c’était pour me perdre dans les montagnes, ça ressemblait suffisamment au début de l’aventure.
...
Je gardai d’abord les yeux fermés. Je leur laissais le temps de se faire à l’idée de mon réveil avant qu’ils doivent jouer leur rôle pour une nouvelle journée. Dans ces premiers instants je crus que j’étais dans mon lit, à Meudon. La porte de la chambre était à ma droite et la fenêtre coulissante, en face, donnait sur le balcon qui courait jusqu’à la cuisine et tout le long du salon. Il surplombait le parc de notre résidence, un espace en hexagone bordé de clôtures vertes et au centre duquel trônait un chêne immense. Dans ces minutes floues, même le chant des oiseaux, dehors, me sembla familier. Je me tournai et commandai à mon œil de s’ouvrir. Le gauche, le droit, il m’en fallait au moins un pour trouver l’heure au réveil posé sur la table de nuit juste à côté de moi. Mais il n’y avait ni réveil ni table de nuit. Je découvris à ma droite une porte-fenêtre couverte de rideaux épais où filtrait la lumière. Au même moment la mélodie d’une voix inconnue arriva à mes oreilles. La femme ordonnait à quelqu’un de se taire, au rez-de-chaussée. Elle parlait en italien.
Tout me revint. De longues heures de voyage, des gares brûlantes et des trains qui puaient. De Paris à l’Italie des montagnes. J’étais à Maldena, chez Rémi et Mariangela Gaudet.
Le voyage avait été long, étouffant, et la fatigue avait battu mon enthousiasme quelque part entre Turin et Milan. J’avais dû me lever à cinq heures du matin, et mon père m’avait conduite à la Gare de Lyon pour un premier train qui m’emmenait jusqu’à la ville du même nom. Il n’était même pas sept heures du matin, il faisait déjà trop chaud. En marchant sur le quai j’avais senti la sueur plaquer mon t-shirt conte mon dos. Un avion m’aurait menée directement de Paris à Milan, m’économisant de nombreuses heures de suffocation. Mais cinq jours avant le départ, tout était complet. Nous avions trouvé ces billets au premier train. À Lyon je partais pour Turin, où je devrais changer de train pour rejoindre Milan. Un troisième train m’amènerait à Vérone, d’où il resterait une heure de voiture jusqu’à ma destination. Quatorze heures de voyage, seule, par trente-sept degrés.
Au moment de dire au revoir à mon père je pensai « Nous ne sommes jamais restés aussi longtemps loin l’un de l’autre ». Une boule avait serré ma gorge, ma poitrine pesa plus lourd, j’évitai son regard de peur d’y voir une tristesse qui pourrait m’engloutir. Mais peut-être était-il encore à moitié endormi. C’était difficile à dire avec mon père car il avait cette discrétion constante dans laquelle les émotions filtraient sans qu’on puisse les constater vraiment.
La gare était déjà pleine pour une heure aussi matinale. Une famille était arrivée en courant vers le wagon devant lequel nous nous étions arrêtés, manquant de nous faire tomber avec leurs valises. Alors mon père m’avait attrapée par les épaules pour m’écarter de leur désordre, et d’un geste vif il m’avait ramenée à lui pour me serrer dans ses bras. Après deux ou trois secondes, il m’avait écartée et avait rivé ses yeux sur un point lointain, à sa gauche. Il avait bredouillé d’une traite « Tu vas bien nous manquer, fais attention à toi, donne des nouvelles, profites-en bien ma chérie. » Je m’avançai sur la pointe des pieds pour déposer un baiser sur la joue qu’il n’avait pas eu le temps de raser, et je lui tournai vite le dos pour monter dans le train, le cœur gonflé de joie et de nostalgie. Surtout de joie.
J’avais dormi jusqu’à Lyon, mais passer la frontière m’avait réveillée. Le nez collé à ma fenêtre, j’avais observé le paysage qui changeait de ville en ville. Des montagnes, des lacs, des cours d’eau, des villages aux noms étrangers. Treviglio, Chirari, Peschiera del Garda. À chaque arrêt j’avais répété les noms des villes dès que la contrôleuse les annonçait dans le micro. Je m’amusais à faire rouler chacun d’eux entre ma langue et mon palais, en veillant à ce que mon accent soit le plus chantant possible.
La famille chez qui je me rendais passait tous ses étés dans ce village appelé Maldena, à l’entrée des Dolomites. Dans le train, j’avais eu le temps d’ouvrir l’un des guides que ma mère m’avait forcée à emporter. Il décrivait une région de verdure et de montagnes, une population accueillante, des paysages spectaculaires. J’essayais d’imaginer ce que ce serait mais je ne voyais rien. Je ne connaissais pas les montagnes ni ce qu’on y faisait, et à mesure que le train avançait je m’impatientais, j’avais peur et la chaleur me donnait sommeil à nouveau.
J’avais emporté un pique-nique et j’avais tout boulotté lorsque l’ennui et la fatigue m’avaient donné l’impression que j’avais faim. Arrivée à Milan, je n’avais plus rien à manger, plus rien à boire, et je m’étais perdue. La gare était un mastodonte de pierres, aussi grande qu’une petite ville et j’avais dû courir dans la chaleur oppressante pour retrouver mon quai. Dans le dernier bout de voyage le manque d’air et l’odeur poussiéreuse des vieux sièges usés avaient fini de m’achever. J’avais la migraine, la nausée et une idée fixe : prendre une douche.
Lorsque je descendis du train à Vérone, l’air était plus frais, je pus enfin respirer. Mariangela Gaudet avait annoncé à ma mère qu’elle enverrait quelqu’un pour me conduire à Maldena. Dans le hall de la gare je guettai une pancarte affichant mon nom dans les mains d’un inconnu. L’un de ces « gens de maison », sans doute, dont ma mère s’était gargarisée, et qui aurait été envoyé par mes hôtes.
Je clignai plusieurs fois des yeux pour mieux voir à travers la fatigue et malgré l’étau qui me serrait les tempes. Pas de pancarte. Je tournai la tête et je vis ce type à l’autre bout du hall, qui discutait avec un autre homme. J’aurais juré qu’il me fixait. C’était un homme élégant. Il l’était de loin, en tout cas. Bronzé, coiffé comme un acteur de cinéma. Quelque chose de magnétique m’obligeait à être consciente de sa présence, je ne sentis même pas mon bras se lever pour recoiffer ma frange trop courte. J’oubliai ma migraine un instant. La gare se vidait à mesure que les voyageurs étaient accueillis dans des embrassades et des sourires larges. Les salutations chantaient des accents nouveaux partout autour de moi et l’homme beau, à l’autre bout du hall, continuait à regarder dans ma direction. J’évitai son regard, mais il se mit à marcher vers moi. Une petite panique m’attrapa l’estomac, et soudain cette odeur sous mes bras me mit en alerte. J’éprouvai un besoin urgent de ne pas être moche, comme un réflexe du fond des âges, et j’eus une pensée pour ma grand-mère.
« Fais toujours doublement attention : on ne sent pas sa propre odeur de sueur. Parce que c’est notre propre odeur, justement » m’avait-elle dit un jour. Je devais avoir douze ans. Elle avait ajouté « Si tu sens ton odeur, c’est qu’il est vraiment trop tard. Tu pues ». Depuis, mon cerveau avait associé ma grand-mère à la peur de puer.
Le bel homme continuait d’approcher. Ma tête me tortura de nouveau. En un clignement d’œil, il était là. De près il était plus vieux que je ne l’avais cru.
« Sans nul doute, tu es Nicolette. »
Sourire de publicité, fossette charmante, un français comme père et mère au milieu de la gare désormais vide. Je regrettai l’odeur âpre qui s’échappait de mes aisselles et me piquait les narines.
« On m’avait dit une brune grande et élégante, je t’ai reconnue, continua-t-il en ajoutant sans marquer de pause : Rémi Gaudet, bienvenue en Italie, Nicolette ! »
Ce n’était pas un « gens », c’était le père. Il me tendit la main et mon cœur procéda à un atterrissage brutal dans mes baskets en tissu qui, elles aussi, devaient sentir bien mauvais à ce stade du voyage.
**
Les bras en croix dans ce grand lit étranger, je pris le temps de m’acclimater à cette maison que j’avais à peine aperçue la veille. À notre arrivée tout le monde était déjà au lit. La fatigue m’avait donné l’impression d’être saoule et ce Rémi me troublait. Un Alain Delon de la grande époque. Peut-être un peu plus trapu, encore plus magnifique. Je revis la chemisette en lin kaki dont l’ouverture dessinait un triangle de peau bronzée et couverte de poils blond doré. Pas trop de poils. La quantité parfaite. Dosage idéal, comme celui du sourire de Rémi Gaudet, lumineux mais pas déplacé sous ses cheveux blondis par le soleil et ramenés de côté grâce à un produit qui les rendait brillants. Tout était idéalement distribué chez cet homme, c’était gênant comme il était beau.
Je décidai de traîner au lit quelques minutes supplémentaires pour retarder le moment de le revoir. Hier soir il devait ignorer à quel point j’étais fatiguée parce qu’il avait passé le trajet à me raconter quantité de choses concernant la région. Je n’avais pas écouté mais j’avais apprécié qu’il fasse la conversation, parce qu’il était bien trop séduisant pour que le silence soit confortable dans l’espace exigu de sa voiture. Ce dont je me souvenais ce matin, c’était que la culture de la pomme était très présente dans ce coin de l’Italie. Quelque chose concernant les arbres à flancs de montagne, des techniques qu’on se transmettait dans les familles.
Il me fallut d’autres secondes pour me souvenir que j’avais glissé ma montre sous mon oreiller. Il était onze heures quarante-neuf. Merde. J’avais promis à ma mère que je me lèverais tôt. Serviable, fiable, raisonnable, c’était comme ça qu’elle m’avait présentée à Madame Gaudet au téléphone. « Ne me fais pas mentir » m’avait-elle chanté en m’agitant son index sous le nez. Mais dans ma tête un film tournait et je l’aimais bien. Rémi et son sourire, ses bras exerçant leur pression ferme autour de ma taille, je brûlais, il m’embrassait, c’était mal donc c’était bien. Je tirai mon drap sur mon nez et gloussai dans l’odeur fleurie du tissu. Brigitte Mucel était à des milliers d’heures de voyage de ces draps de lavande, de Rémi Gaudet et des oiseaux qui pépiaient dehors. Des oiseaux italiens qui, pendant deux mois, seraient la musique de mes réveils. Soudain je fus impatiente de me lever pour découvrir à qui appartenaient les voix qui montaient depuis le rez-de-chaussée.
Je cherchai dans mes affaires de quoi me couvrir pour sortir de ma chambre et je préparai des phrases en italien par lesquelles j’excuserais mon réveil tardif. Il y eut un frottement de l’autre côté de ma porte. On approchait, on se chamaillait à voix basse, c’était du français, ça s’arrachait le fond de la gorge pour imposer « La ferme ! » à une autre personne qui, après deux secondes de saisissement, hurla tout haut et très aigu qu’elle allait le dire à Agostina.
J’ouvris la porte doucement, comme si je pouvais éviter qu’on me voie. Les deux garçons s’immobilisèrent en me fixant.
Je ne pus retenir un sourire auquel le plus petit répondit, le visage radieux. J’eus envie d’ébouriffer ses bouclettes dorées. J’avais affaire à Andrea et Luca Gaudet, mais j’ignorais qui était qui. Les deux frères étaient d’une ressemblance saisissante. Leurs cheveux étaient du même blond, très clair par endroits et dans les creux de leurs boucles d’anges il virait au roux. Leurs nez fins pointaient sur leurs bouches rose bonbon et leurs cils très longs agrandissaient leurs yeux bleus. Deux petits dieux romains.
Je me présentai.
— On sait déjà qui tu es, me coupa le plus grand, stoïque.
— Tu veux jouer aux billes ? enchaîna le petit, qui reçut un coup de coude dans les côtes.
Je reconnus la voix haut perchée de celui qui venait de menacer de « le dire à Agostina ». J’ignorais qui était Agostina. Non, je ne voulais pas jouer aux billes. J’hésitai, baissai les yeux sur mes pieds nus et mon pantalon de pyjama. J’avais la bouche sèche et j’étais intimidée.
— Mais laisse-la tranquille Luca ! intervint le grand.
Le petit fixa son frère et il ne restait plus rien du sourire étincelant. Ses lèvres se serrèrent, ses yeux se plissèrent, ses narines se gonflèrent et se dégonflèrent une fois, puis deux, et une autre fois encore. Enfin il se projeta et son visage touchait presque le menton de son frère lorsqu’il hurla après une profonde inspiration : « Tu me fais chier ! » Il n’attendit pas de voir le choc figer le visage de son frère, ni le mien d’ailleurs, et s’enfuit en courant pendant que, juste en bas de l’escalier, une femme se mit à crier à leur attention, et en italien « Qu’est-ce que j’entends ? Qu’est-ce que j’entends là les garçons ? Je vais vous nettoyer la bouche avec du savon moi ! ».
Le grand, qui était donc Andrea, se tourna vers moi et, l’index sur la bouche, me fit signe de me taire. En bas, la femme répétait, à la fois comme une question, à la fois comme une menace : « Sapone, eh? Sapone, sapone! [1] » Je me demandai s’il s’agissait de Mariangela Gaudet, le dernier membre de la famille que je n’avais pas encore rencontré.
« Tu as faim ? Tu bois des cafés ? » continua Andrea sans s’inquiéter des remontrances de la femme qui continuait de hurler depuis l’étage du dessous. « Le petit là, c’est mon frère Luca. » Il roula des yeux pour imiter un adulte exténué, et ses airs de grands m’arrachèrent un autre sourire auquel il ne prêta aucune attention. « Moi je suis Andrea » dit-il et il me tendit une main. Je la serrai et il proposa de me guider vers la cuisine, qui se trouvait au rez-de-chaussée, et où la femme s’était rabattue en continuant de marmonner ses menaces.
[1] « Du savon, hein ? Du savon ! Du savon ! »
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